Alors que la Russie poursuit sa destruction systématique du patrimoine culturel ukrainien en plein conflit, la communauté artistique ukrainienne se tourne vers des méthodes innovantes, parfois hors normes, pour préserver l’héritage national — notamment en utilisant la technologie blockchain. Lancé officiellement en février 2025, le Fonds ukrainien d’art numérisé (UFDA) s’est fixé une mission audacieuse : numériser l’art ukrainien et convertir les œuvres en jetons non fongibles (NFT) destinés à être mis aux enchères. L’UFDA cherche non seulement à préserver et diffuser le patrimoine culturel de l’Ukraine, mais aussi « à engager la communauté mondiale dans la lutte pour la préservation culturelle », selon ses propos sur son site Internet. À ce jour, l’UFDA a digitalisé plus de 3 000 œuvres de 60 artistes, couvrant l’art contemporain et classique ukrainien. L’organisation collabore étroitement avec des artistes, des conservateurs de musées et des institutions culturelles pour capturer chaque œuvre en ultra-haute résolution, utilisant la Digital Light Capture Technology — une méthode qui emploie des caméras haut de gamme et un éclairage précis pour révéler chaque trait de pinceau avec des détails vifs. Les images sont prises en une seule prise en ultra-haute résolution, allant de 100 à 400 mégapixels, avec une profondeur de couleur riche de 48 bits, en évitant les techniques numériques de couture d’images courantes. Petro Bondarevskyi, conseiller de l’UFDA et investisseur minoritaire dans le Kyiv Independent, souligne l’importance du projet à l’ère de l’information numérique : « Nous croyons que ce que nous faisons aura une valeur inestimable dans le monde de l’art. » Il ajoute : « L’Ukraine va laisser sa marque et fixer une norme. » Malgré leur enthousiasme, les artistes de l’UFDA reconnaissent que le projet soulève d’importantes questions sur la perception et la valeur de l’art à l’ère digitale. Anna Filippova, fondatrice et commissaire de l’UFDA, insiste sur la nécessité d’une numérisation de haute qualité après avoir constaté de nombreuses images d’œuvres faiblement réalisées. Elle raconte que l’idée de l’UFDA est née en 2021, simplement comme un effort pour numériser de manière exhaustive l’art ukrainien. La technologie blockchain, popularisée par l’introduction du Bitcoin en 2008, a bouleversé les notions de propriété. Les NFT — certificats blockchain uniques attestant la propriété d’actifs numériques — permettent à l’UFDA de créer des contreparties digitales d’œuvres physiques. Notons que ni l’UFDA ni les artistes ne tirent de profits financiers de la vente de ces NFTs ; tous les bénéfices sont reversés à des ONG ukrainiennes. La propriété d’un NFT est valable jusqu’à un siècle, tout en conservant les droits d’auteur pour l’artiste. Bondarevskyi explique : « Lorsqu’une œuvre est achetée, la transaction est enregistrée sur la blockchain — créant un analogue numérique de l’œuvre physique. » Si la tokenisation de ces œuvres digitales s’est développée quelque peu en dehors de la mission principale de l’UFDA, l’urgence du conflit avec la Russie a transformé cette initiative, d’abord discrète, en une réponse culturelle essentielle. L’UFDA affirme qu’à mesure que les modes de vivre l’art évoluent, il faut aussi penser l’idée de propriété différemment.

Bondarevskyi établit une analogie avec la transition du cinéma du film vers le format numérique, illustrant comment la technologie modifie la consommation et l’évaluation du contenu, avec une propriété digitale qui devient une réalité durable pour les collectionneurs. Cependant, certains artistes expriment des réserves quant à la commercialisation et aux implications de la numérisation. Kateryna Lysovenko, dont les œuvres ont été évacuées et digitalisées par l’UFDA, a partagé ses sentiments mitigés : reconnaissante pour l’aide durant la guerre, elle s’inquiète qu’une « seconde corps » numérique de ses œuvres devienne aliéné et échappe à son contrôle. À l’inverse, l’artiste Polina Shcherbyna valorise le potentiel d’archives à dépasser la durée de vie des pièces physiques, notamment en temps de guerre, soutenant la mission de l’UFDA qui vise à documenter leur époque à travers la culture et à influer sur la recherche artistique. L’UFDA a été lancé trois ans après le début de la guerre, lors d’une campagne sombre visant le patrimoine culturel ukrainien par des destructions délibérées et des vols. Depuis le début du conflit, les forces russes ont endommagé ou détruit plus de 1 400 sites du patrimoine culturel et plus de 2 200 structures culturelles, affectant environ 20 % des localités ukrainiennes. Avec un accès limité aux zones occupées ou en zone de guerre, les pertes réelles sont probablement plus importantes. Les vols comprennent ce que les experts qualifient de plus grand braquage de musée depuis la Seconde Guerre mondiale — plus de 33 000 œuvres et artefacts dérobés dans deux musées de Kherson à l’automne 2022. Les enquêtes sur les crimes de guerre du Kyiv Independent ont documenté les responsables de ces actes dans le documentaire « Curated Theft ». En réponse, l’UFDA collabore non seulement avec des artistes contemporains, mais aussi avec des musées pour protéger des œuvres majeures qui définissent l’identité culturelle ukrainienne. L’équipe a digitalisé 46 peintures du musée régional d’art Nykonor Onatskyi, à Sumy, dont des œuvres du réaliste du XIXe siècle Mykola Pymonenko ainsi que de l’avant-garde comme David Burliuk, Vasyl Krychevsky et Oleksandr Bohomazov. Ce musée, situé près de la frontière russe, reste sous menace constante — récemment endommagé lors d’un tir de missile russe le 13 avril 2024. Filippova souligne l’importance exceptionnelle et nationale de ces collections, la nécessité pressante de les sauvegarder, compte tenu de leur localisation fragile. Beaucoup d’artistes ukrainiens représentés dans ces collections ont souffert sous la répression russe, ce qui donne une signification poignante à la mission de l’UFDA. Numériser leur travail garantit que, même si les œuvres physiques sont volées, endommagées ou détruites, leur voix et leur vision perdurent. Cette préservation témoigne de la riche histoire culturelle de l’Ukraine et constitue un fondement crucial pour son avenir. Filippova revient sur le triste passé d’effacement, d’exil et de mépris subi par l’avant-garde ukrainienne et insiste sur l’urgence d’éviter un nouveau chapitre d’éradication culturelle. Grâce à la technologie, l’UFDA s’efforce de faire en sorte que l’héritage culturel de l’Ukraine survive malgré la guerre en cours et les attaques contre son identité.